[Article initialement publié le 8 février 2015] C’est une journée comme une autre, chaude et humide, à Phnom Penh. Chhay Hour, un ingénieur de 26 ans qui travaille chez Cambrew, la première brasserie du Cambodge, est en train de négocier ferme une Honda d’occasion dans le district de Prampi Makara, réputé pour ses centaines de boutiques de deux-roues d’occasion. Ce sera son premier cyclo. Jusque-là, le jeune homme efflanqué et sûr de lui avait l’habitude de parcourir à pied le chemin qui sépare son logement de fonction du site principal de son entreprise, près de Sihanoukville [au sud du pays]. Mais il vient d’être muté dans la capitale et devra désormais parcourir 6,5 km par jour. D’où la nécessité d’un deux-roues.

“Qui a besoin d’un permis ?”

Je demande à Hour s’il a le permis. “Qui a besoin d’un permis ? me rétorque-t-il avec un rire amusé, accompagné d’un haussement de sourcils. Je n’ai pas l’intention de le passer. Ce n’est qu’un bout de papier. Si la police t’arrête, même si t’as le permis, ils trouveront un moyen de te piquer de l’argent. Si la police t’arrête, tu banques, c’est tout.”

Cette attitude et cette forme de corruption légère sont généralisées dans toute l’Asie du Sud-Est. Si la police de la route ne prend pas le code de la route au sérieux, pourquoi les citoyens le feraient-ils ?

Seul un quart environ des usagers de la route du Cambodge prennent la peine de passer le permis, et une étude menée récemment a démontré que 70 % des motocyclistes du pays ignoraient le sens du panneau STOP. Cela explique peut-être que le pays soit l’un des plus touchés par le fléau de santé publique le plus occulté au monde : la montée en flèche du nombre d’accidents mortels qui a accompagné le boom des deux-roues dans les pays en développement.

Un “dommage collatéral” très coûteux

Dans les pays riches comme les Etats-Unis, les deux-roues représentent entre 3 et 5 % des véhicules en circulation, mais de 12 à 20 % des accidents mortels. En Asie, épicentre de ce phénomène, les véhicules à deux ou trois roues représentent près d’un tiers des morts sur les routes, et les plus mauvais chiffres proviennent d’Asie du Sud-Est. Au Cambodge, par exemple, les accidents de deux-roues représentent 67 % des morts sur les routes ; en Thaïlande et au Laos, cette proportion a atteint le chiffre ahurissant de 74 %. Sachant que le nombre de véhicules en circulation double tous les cinq ans dans la région, le nombre de morts risque d’augmenter proportionnellement.


Officiellement, les pouvoirs publics se disent prêts à améliorer la sécurité des routes et à faire le nécessaire pour s’adapter au déferlement de deux-roues. Mais on a plutôt l’impression qu’ils considèrent cette hécatombe comme un dommage collatéral inévitable du progrès économique. Or, ils font erreur. Selon les estimations de la Banque mondiale, les accidents de la route coûteraient aux économies d’Asie du Sud-Est entre 2 et 3,5 % de leur PIB annuel, notamment du fait de la perte de productivité résultant des décès et des invalidités de longue durée (l’écrasante majorité des victimes sont des soutiens de famille), du coût pour la sécurité sociale et des dommages matériels. Spécialiste de la sécurité routière auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à Phnom Penh, Ratnak Sao m’explique que les accidents de la route ont coûté 295 millions d’euros à l’économie cambodgienne l’année dernière. “Non seulement des gens meurent, résume Sao, mais tout le monde en paie le prix.”

Essaims bourdonnants de deux-roues

Entre 1908 et 1927, la Ford Motor Company a construit et vendu 15 millions de Ford T, motorisant ainsi le grand public et changeant à jamais la manière dont les Américains travaillent, se divertissent, et se voient eux-mêmes. Ce mariage révolutionnaire de la technologie et du marketing imaginé par Henry Ford a bouleversé le paysage de l’Amérique et nous caractérise encore aujourd’hui.

Rendez-vous dans n’importe quelle ville d’Asie du Sud-Est et vous assisterez à la même scène : des essaims bourdonnants de deux-roues se faufilant au milieu des embouteillages semi-permanents de voitures, de bus et de camions, grimpant sur les trottoirs et remontant des rues à sens unique à tombeau ouvert. Dans cette région sujette aux averses diluviennes, ils s’agglutinent sous les viaducs en un éclair, paralysant la circulation sur les grandes artères en attendant que la pluie cesse. Ils font fi des stops et des feux rouges comme des piétons.

Cinq personnes sur une petite moto

Les petits deux-roues bon marché – scooters, mobylettes, vélos électriques, motos, les modèles ne manque